Le Tantraloka est l'oeuvre d'Abhinavagupta qui vécut au cachemire vers la fin du 10e et au début du 11e siècle de notre ère. d'Abhinavagupta fut un des plus grands esprits de l'inde, esthéticien, philosophe, il avait la vaste culture des Brahmane et celle des darshana et connaissait bien la pensée bouddhique, il était avant tout Sivaïte et c'est cette forme de shivaïsme non dualiste qu'il expose dans le tantraloka...
Travaillant sur le tantraloka et le Vijnana Bhairava Tantra, je vous propose ces commentaires de strophes que je trouve forts intéressants !
QUATRIÈME CHAPITRE DU TANTRALOKA d'Abhinavagupta Sãktopãya RÉSUMÉ 1-32. La voie de l’énergie (sâktopâya) étant également celle de la connaissance ou gnose (jnâna) le yogin qui s’y engage doit d’abord purifier ses vikalpa, sa pensée discursive, jusqu'a ce que, s’élevant à un plan de connaissance plus haute, celle-ci laisse place à la raison intuitive (sattarka) qui dépasse le raisonnement ordinaire et débouche sur la vision de la réalité du monde. 33-85. Cette purification ne pouvant se réaliser que sous la direction d’un maître qualifié, les caractéristiques d’un tel maître, et surtout la nature de la grâce qu’il reçoit, sont envisagées. 86-109a. L’effort intellectuel (sous la direction du maître) étant nécessaire dans cette voie, une certaine forme de yoga y est utilisée. Abhinavagupta écarte néanmoins tout ce qui ne lui paraît pas essentiel dans une voie où seule importe l’adhésion du coeur à la Réalité. Il précise ainsi que les huit ‘membres’ (anga) du yoga ‘classique’ de Patanjali, sont ici sans utilité il les passe en revue en en donnant une interprétation nouvelle selon laquelle un membre seulement (absent chez Patanjali) demeure essentiel: tarka, la raison et c’est uniquement pour obtenir celui-ci que les autres anga peuvent avoir quelque raison d’être. 109b-l22a. Sont également inutiles le culte d’adoration et les autres pratiques rituelles extérieures’. Seule importe la connaissance purifiée et l’immersion dans le bain mystique. Le culte n’a d’utilité que dans la mesure où il peut aider celui qui l’accomplit à s’identifier à la Conscience divine (l2l-122a). 122b-18l. Les pratiques rituelles et de yoga une fois mises de côté, ou ramenées au simple rôle d’adjuvant, pour que seule demeure l’identification à la conscience infinie de Bhairava, Abhinavagupta montre alors comment se déploie la roue de l’énergie de la Conscience, avec le mouvement des douze Kâli Il s’agit là d’un mouvement à la fois divin, cosmique, spirituel et psychologique, qui tend à identifier les mouvements de la conscience du yogin avec le ‘fonctionnement’ cosmique de la Réalité. Sont alors données, pour appuyer ces vues, cinq interprétations de la racine KAL sur laquelle est formé le mot kâli (173-181). 181-193. Puis Abhinavagupta traite de l’efficience des mantras qui est celle de la vibration originelle (le spanda). Le plus haut de ces mantras, celui qui amène l’univers à l’existence, est SAUH, le germe du Cœur, hrdayabija (186b-189a). Lui fait pendant le mantra de la résorption, sarnhârabija, le pindanâtha, KHPHREM (189b-193), également essentiel. 194-211. Celui qui est sans cesse plongé dans la pratique de ces deux mantras, uni à la conscience de Bhairava, fondu en l’énergie divine, échappe aux contingences. Toutes ses attitudes sont des miudrâ. Dès cette vie, il atteint la libération. 212-278. Un tel yogin n’est plus concerné par ce qu’ordonnent ou interdisent les Ecritures. Quoique toujours uni à son corps, il est libre. Pour lui tout est pur (221-247). Il n’a pas à observer les règles relatives à la nourriture (247-253). Abhinavagupta passe en revue les diverses prescriptions rituelles des tantras qui ne s’appliquent pas ici (254-270) : ces actions, ces comportements, ne sont, en fait, ni prescrits ni interdits — ils relèvent d’un domaine autre que celui de la voie de l’énergie, thème que reprend et confirme la conclusion du chapitre (271-278).
Ce premier passage met en place l'idée de "tarka" : la raison qui illuminée par l'ouverture du coeur devient une sadhana merveilleuse...
RAISON INTUITIVE (SATTARKA) 13. Ceux qui savent tranchent à la racine l’arbre funeste de la division (bheda) avec la hache de la raison intuitive aiguisée au plus haut degré: C’est [pour nous] une certitude. La glose précise que ces êtres ont reconnu directement le Soi en s’immergeant dans la réalité de façon immédiate grâce à leur parfait discernement. Et, au cœur de la dualité sujet-objet, ils ne perçoivent que l’unité, tant est lucide leur conscience dont les vikalpa ont été purifiés. 14. Les éveillés nomment cette raison intuitive ‘bhâvanâ’, réalisation mystique. [C’est, peut-on dire,] la ‘vache qui accomplit tous les désirs’, car elle fait s’épanouir soudain (sphutayet) la réalité (vastu) qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Cette réalité, dit Jayaratha, est la Conscience, le suprême sujet connaissant (parapramâtr). Elle s’épanouit soudain, apparaissant directement (sâksât), hors de tout vikalpa. 15. L’Ancien Traité proclame : «La raison (tarka) est le membre suprême du yoga parce qu’elle permet de distinguer et ce qu’il faut éviter, [et ce qu’il faut obtenir]. Aussi est-il bon de s’y exercer.» 16. «Celui dont le cœur s’est établi dans un chemin à éviter, à cause de son désir de choses sensibles, doit l’abandonner à l’aide de cette raison, et parvenir, à mesure qu’il s’en éloigne, au domaine exempt de tous les maux (padam anâmayam).» Jayaratha énumère les six membres du yoga tels qu’on les trouve dans les âgamas Sivaïtes et tels que les décrit le chapitre 17 du Mâlinïvijayottaratan¬tra. Ce sont : prânâyâma, exercices du souffle ; dhyâna, qui dans ces textes correspond à la visualisation créatrice précise de la divinité, proche à ce titre de bhâvanâ ; pratyâhâra, retrait des facultés dhâranã, qui désigne ici non la concentration, mais à la fois un emplacement du corps subtil, la divinité qui y est présente et la technique pour se concentrer sur celle-ci, suivent la raison (tarka) et le samàdhi . Le yogin qui distingue ce qu’il faut atteindre de ce qu’il faut éviter connaît la Réalité. Il se détourne des chemins préconisés par d’autres systèmes et, grâce à ce discernement, il découvre finalement le repos dans le domaine exempt de tous les maux, qui fulgure (prasphuret) en tant que suprême lumière consciente au-delà de toutes les choses. 17-18a. Le chemin à éviter est celui que d’autres traités considèrent comme moyen de libération. Le désir asservissant qui y règne relève du niveau de l’attachement, uni à celui de la restriction, par la faute de quoi l’on s’attache à une chose particulière plutôt qu’à une autre. 18b-19a. Tout comme l’être à l’intelligence bornée s’attache à des jouissances inférieures, qu’il connaisse ou non la pleine jouissance de la souveraineté universelle, de même en est-il à l’égard de la libération par la faute de l’attachement. 19b-20a. C’est un tel [attachement que certains textes] nomment ‘portion, fragment’, qu’ils qualifient de ‘naturel’ et qui est, sans aucun doute, un élément dans l’obtention de pouvoirs surnaturels. 20b-21a. D’après ceux qui savent, [il y a là] un obstacle à la libération; bien qu’il reconnaisse la grandeur des enseignements Sivaïtes, l’ignorant se satisfait des enseignements visnouites et autres semblables, séduit qu’il est par l’attachement [qu’il leur porte]. 21b-22a. L’énergie souveraine dite néfaste (vûmâ) se déploie, en toute évidence, pour ceux qui s’attachent à de tels systèmes, pour ces adeptes du Pâncarâtra, de Brahmâ, de Buddha, etc. 22b-25a. En conséquence, on le voit, ces niais critiquent la jouissance de la souveraineté universelle et ce, non par satiété puisqu’ils s’adonnent à leurs propres jouissances [déterminées], tandis que d’autres dénigrent l’absorption en Bhairava, pure Conscience, tombés qu’ils sont au pouvoir de très effroyables énergies. Ainsi celui qui connaît la grandeur des [enseignements] Sivaïtes, et se fie néanmoins à d’autres enseignements, ne peut être tiré du profond océan du différencié (bheda). 25b. Le vénérable Kâmikâgama le déclare précisément dans son chapitre sur les liens 26-27. «Ceux qui se livrent à la connaissance des Veda, du Samkhya, des Purâna, ou qui s’adonnent au Pâncarâtra, les rsi fermement attachés à d’autres traités, ainsi que les Bouddhistes et les Jaïns, tous ceux que lient l’attachement et le savoir [limité] n’obtiennent pas l’initiation Sivaïte, car ils sont entravés par les liens de l’illusion. » 28. Ce que désigne le terme ‘attachement’ se situe au niveau du tattva cosmique de l’attachement (ràgatattva) dont la fonction est de restreindre tel ou tel individu à tel ou tel système entaché d’illusion. On distingue deux énergies divines à l’œuvre dans l’univers: l’une, vàmâ, déverse son flot vers l’extérieur et voile l’essence divine, elle rive au samsara et n’est qu’un aspect de l’énergie obscurcissante (tirodhanasakti) (cf. introduction, p. 40). L’autre, l’éminente jyestha, accorde la libération en révélant le Soi. C’est une des cinq ‘cuirasses’ (kancuka), tattva situés entre purusa et màyâ. Abhinavagupta souligne ainsi le caractère universel de l’attachement. 29-30. Ainsi ce que les partisans de Visnu et autres considèrent comme la délivrance relève d’une construction imaginaire qui leur est propre; que ce soit l’état d’union à la nature primordiale (prakrti), un état de béatitude, ou bien encore la simple et pure conscience, l’extinction, comparable à celle d’une lampe, de la série des existences individuelles, tout cela n’est en fait que la condition propre aux êtres privés de kaki [et autres tattva] en vertu de la dissolution cosmique (pralaya), qu’ils aient ou non gardé des liens avec le connaissable. 31-32. Même celui qui a déjà obtenu depuis longtemps une [libération] de cette sorte, avec les jouissances ou l’absence de jouissances correspondantes, va vers des niveaux supérieurs de la manifestation lors de la dissolution du niveau cosmique qui lui est relatif, et devient ainsi un mantra en vertu d’un éveil conçu (kalpita) par Anantesvara. Mais de cela nous traiterons plus loin ; maintenant, nous pouvons nous arrêter. Ce sont les niveaux supérieurs au tattva de mâyã, correspondant donc à la manifestation pure, comme l’indique Jayaratha, niveaux où se trouvent les Mantra, Mantresvara, etc. Anantesvara, nommé aussi Ananta et Aghoresa, est le premier des Mantramahesvara, les « Grands Seigneurs des Mantras », les plus hauts sujets conscients avant Siva. On sait que les êtres qui n’ont pas encore épuisé leur karman au moment du pralaya attendent à un niveau supérieur leur réincarnation lors de la création cosmique suivante. C’est à cette sorte de fonction cosmique que peuvent prétendre au mieux les visnouïtes et non à la fusion en Siva, libération à laquelle mène, seul, le Trika. NATURE DU MAÎTRE SPIRITUEL Dans le Trika, le maître véritable, le sadguru, est reconnu par sattarka, raison intuitive, bon discernement. 33-34. Même celui qui, pris dans les liens de l’illusion, se laisse égarer par les discours des ignorants et accorde sa confiance à un mauvais maître, même celui-là est conduit au véritable maître grâce à sa raison intui¬tive. Cette raison n’est autre que la pure Science qui ne fait qu’un avec la volonté du Seigneur. Cette raison culmine en suddhavidyâ, conscience constante de soi, pure Science mystique.
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